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La question de l’identité et de l’altérité
article [ Culture ]

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by [Clara-Emilia ]

2014-05-08  | [This text should be read in francais]    | 



L’identité et l’altérité se construisent toutes les deux sur le rapport à autrui. Mais si dans le cas de l’altérité ce rapport est subi, il est assumé dans le cas de l’identité.
Par la suite, je me suis proposé de construire une explication de l’identité et de l’altérité à partir de trois évidences : 1. notre moi change à tout instant ; 2. à tout instant nous sommes nous-mêmes ; 3. nous sommes, mais nous n’avons pas toujours été et nous ne serons pas toujours.
Avec les deux premières évidences, on est en pleine aporie. Pour s’en sortir, tout en évitant les dualismes, on a choisi de se placer au cœur du processus de production réception, processus qui sous-tend un agent et un patient, un agent qui peut devenir patient et un patient qui peut, à son tour, être agent.
Reste à savoir quand nous sommes nous-mêmes, en tant qu’agent ou en tant que patient . Pour cela, je me rapporterai tour à tour aux deux volets du processus mentionné plus haut.
Dans le sens de la réception il y a un double mouvement : de l’extérieur vers nous et de nous vers l’objet de notre réception. Par le second mouvement, qui est intérieur, l’objet est modifié en accord avec nos propres données, par le premier mouvement, nous-mêmes nous sommes sujets à modification, nous devenons autres. Dans le sens de la production, nous agissons en accord avec cet autre que nous sommes devenus entre temps. Autrement dit, nous agissons en accord avec nous-mêmes, nous sommes nous - mêmes.
Un premier regard porté sur le processus de production réception nous a révélé ceci : on est soi-même en tant qu’agent et on est autre en tant que patient
Il n’y a donc pas contradiction à dire que notre moi change à tout instant et qu’à tout instant nous sommes nous-mêmes. Cette réponse fait en revanche surgir une autre question: comment passe-t-on du rôle d’agent à celui de patient et inversement ?
Afin d'y répondre je partirai de ce que nous savons déjà. Et nous savons que le fait de devenir patient est en rapport avec un mouvement qui ne dépend pas de nous, ce mouvement qui s’exerce sur nous de l’extérieur. Or il en est tout autrement avec le fait d’être agent. Car pour être agent nous devons avoir la volonté d’agir (le désir d’agir, l’intention d’agir.)
Pour voir comment les choses se passent exactement, je partirai d’un constat simple : notre expérience de vie, notre devenir, n’est pas neutre. Et cela est en rapport avec la relation qui s’établit entre nous et les choses hors de nous dans le processus de réception. Cette relation, qui peut aller de la compatibilité la plus totale jusqu’à l’incompatibilité la plus absolue, génère notre volonté d’agir, oriente nos actions. Mais cette relation n’explique pas pour autant pourquoi certaines de nos actes atteignent leur but alors que d’autres le manquent.
En fait nos actions ne dépendent pas uniquement de notre volonté d’agir. Elles dépendent aussi des moyens dont nous disposons pour les accomplir. Quand on est jeune, par exemple, on a la volonté, mais on n’a pas toujours les moyens. Quand on est âgé, on a les moyens mais la volonté ( ou l’énergie) fait souvent défaut.
Par la suite, nous verrons en quoi consiste ces moyens et comment nous faisons pour nous les procurer.
Ces moyens sont en fait les données de notre expérience et elles résultent de la même relation qui génère notre volonté de faire ou de ne pas faire une chose ou de faire une chose plutôt qu’une autre. Pour être plus précis, les moyens, en tant que données de l’expérience, ont toujours une charge positive ou négative selon que la relation établie entre nous et les choses hors de nous est une relation de compatibilité ou d’incompatibilité. En termes psychologiques, on dira que les données de notre expérience s’accompagnent toujours d’un état plus ou moins bon ou plus ou moins mauvais. Cet état explique notre volonté de continuer une expérience ou de l’abandonner. Mais ce n’est pas tout. Si l’expérience est perçue comme positive, sa continuation ou son abandon dépend de son degré de positivité. Si l’expérience est perçue comme négative son abandon ou sa continuation dépend de son degré de négativité. Or seule la continuation, dans le premier cas, nous rapporte d’autres moyens comme seul l’abandon, dans le deuxième, nous évite d’autres dégats.
Ce qui est important dans tout cela c’est le rapport entre la volonté d’agir et les moyens d’action, d’autant que ce rapport engage la troisième évidence, celle selon laquelle nous sommes, mais nous n’avons pas toujours été et nous ne serons pas toujours.
Pour déterminer ce rapport je vais convoquer une autre série de faits évidents pour nous tous : Plus nous avons de moyens plus la chance d’accomplir notre désir est grande. Plus notre désir est fort plus la chance de nous procurer les moyens pour l’accomplir est grande. Ou pour le dire autrement, les moyens, s’ils sont suffisants, servent notre désir, le désir, s’il est fort, crée les moyens. ¹
Et pourtant un autre fait, tout aussi évident, va à l’encontre des premiers. Plus le nombre de moyens augmente plus la force du désir diminue. C’est ce qui arrive en cas de fatigue ou de vieillesse.
Nous avons établi jusqu’ici que les données de notre expérience sont autant de moyens d’action. Nous avons établi aussi qu’avec chaque donnée nous devenons autres. La question maintenant n’est pas de savoir s’il existe des limites à ce devenir, car nous savons déjà que nous ne serons pas toujours. La question est de savoir dans quelles limites nous pouvons devenir autres ou quelles sont les limites au-delà desquelles nous ne sommes plus nous-mêmes ou nous perdons notre statut d’agent
Il existe un donné, reçu en héritage de nos parents, qui est notre donné initial ou notre potentiel inné. C’est dans ses limites que nous devenons autres. Ces limites une fois atteintes, le lien entre celui que nous sommes devenus et celui que nous étions avant est rompu. Cela veut dire nous ne pouvons plus passer du rôle de patient à celui d’agent. Or nous ne sommes identiques à nous-mêmes qu’en tant qu’agent.
On peut se demander ce qui fait que ce lien se casse. C’est le trop grand nombre d’acquis ou la trop grande charge énergétique des acquis, qui déborde l’inné.
Et ce que je dis de nous, en tant qu’êtres humains, on peut le dire de toute chose hors de nous, de tel ou tel arbre, de tel ou tel rocher, et, à la limite, de tel ou tel meuble , de telle ou telle pièce de vêtement, etc. Le processus de production réception est au cœur de tout. Et toute chose est autre en tant que patient et elle-même en tant qu’agent.


Discussion et développement de la problématique

Pour Aristote l’identité est en quelque sorte synonyme d’unité. Il parle ainsi d’identité numérique ou d’identité générique selon que l’unité concerne un seul être ou une multiplicité d’êtres. L’identité numérique, de son côté, il la conçoit comme étant essentielle ou accidentelle. La première se rapporte aux propriétés persistantes et éternelles des êtres, la seconde, à leurs propriétés contingentes, périssables.
En parlant de Socrate, on dira ainsi que son identité essentielle a été d’être un homme, c’est-à-dire un animal raisonnable, alors que des attributs comme la couleur blanche de la peau, le fait d’avoir été le mari de Xantippe ou d’avoir été entouré de disciples font partie de son identité accidentelle, ces attributs pouvant ne pas lui appartenir sans qu’il cesse d’être lui-même.
La distinction entre essence et accident est capitale dans la philosophie d’Aristote. L’essence de tout être particulier est sa substance entendue comme la réunion d’une forme essentielle et d’une matière propre, alors que l’accident n’a pas d’existence propre , il existe seulement comme attribut d’un être particulier, est une modification de sa „substance” en fonction des circonstances.
La distinction aritotélicienne entre essence et accident correspond à ce qu’on appellerait aujourd’hui caractères innés ou nature première et caractères acquis ou nature seconde . Cela nous permet de dire avec Aristote que la nature première de Socrate a été d’être un homme. Mais comme tout homme n’a pas été, n’est pas et ne sera pas Socrate, on ne peut souscrire à l’opinion d’Aristote selon laquelle la nature seconde de Socrate n’est pas définitoire. Et pour le prouver, on partira d’un des exemple par lesquels il illustre l’idée d’accident.
„C’est par accident qu’on aborde à Égine, quand on n’est point parti avec l’intention d’y aller, mais qu’on y est venu, poussé par la tempête, ou pris par des pirates. L’accident s’est produit, il existe, mais il n’a pas sa cause en lui-même, il n’existe qu’en vertu d’autre chose. C’est la tempête qui a été cause que vous avez abordé là où vous ne vouliez point, et ce lieu, ç’a été Égine.”² (L.5, ch.30, §.1)
Disons qu’un équipage et son commandant ont embarqué avec l’intention d’aller à Salamine. Une fois que la tempête a éclaté, leur intention n’a plus été la même. Elle n’a pas été non plus d’aborder à Égine. Mais cela est secondaire. Leur intention, à ce moment là, a été d’arriver à terre sains et saufs. Et par rapport à cette intention, ils ont tenu bon, si l’on pense que la tempête aurait pu emporter leur bateau vers le large ou le briser contre un rocher ou contre les côtes.
En fait, l’équipage et son commandant ont choisi d’aborder à Égine pour ne pas échouer ailleurs. Ou ils ont choisi d’aborder sains et saufs quelque part, la destination étant entre temps devenue secondaire par rapport à leur survie. On ne peut donc dire avec Aristote que „c’est la tempête qui a été cause” que l’équipage et son commandant ont abordé là où ils ne voulaient pas. Ils ont abordé là à cause de la façon dont ils ont perçu la tempête et non pas à cause de la tempête. Et en faisant cela, ils ont agi en accord avec eux-mêmes.
La tempête, dans la mesure où ils ne l’ont pas prévue, peut être vue comme un accident. Mais comme cet accident a changé leur intention de départ, l’ abordage à Égine n’est pas un accident.
A quelques nuances près, c’est pareil pour les pirates. L’équipage et son commandant auraient pu leur tenir tête. S’ils ne l’ont pas fait c’est qu’ils ont jugé qu’ils risquaient moins de se laisser capturer par les pirates que de les affronter. Là encore, ils ont agi en accord avec eux-mêmes, en accord avec la façon dont ils ont perçu, et implicitement évalué, la situation créée. Là encore, l’accident n’a pas été le fait d’aborder à Égine mais le fait de se laisser surprendre par les pirates.
D’ailleurs Aristote lui-même nous fournit des arguments dans ce sens lorsqu’il s’élève contre ceux qui prétendent que tout est vrai et faux également.
„ Pourquoi, s’ils rencontrent un puits ou un précipice dans leurs promenades du matin, ne s’y dirigent-ils pas en droite ligne, et paraissent-ils prendre leurs précautions, comme s’ils jugeaient qu’il n’est pas également mauvais et bon d’y tomber ? Il est donc évident qu’ils pensent que telle chose est meilleure, telle autre plus mauvaise. » (L.4, ch.4, §.18)
Ou encore : « En effet, ils ne recherchent pas également toutes choses, et ne donnent pas à tout la même valeur : s’ils croient qu’il est de leur intérêt de boire de l’eau, de voir un homme, alors ils se mettent en quête de ces objets. » (L.4, ch. 4, §.18)
D’où l’on voit qu’ « ils » peuvent aller tout droit vers le précipice ou le contourner, qu’ « ils » peuvent boire de l’eau ou ne pas boire, qu’ « ils » peuvent aller voir tel homme ou ne pas le faire. Et cela parce qu’ « ils » pensent ou sentent que telle chose est bonne et telle autre moins bonne, parce que tout ne présente pas la même valeur, le même intérêt pour eux.
Le fait de rencontrer un précipice sur leur chemin peut, certes, être considéré comme un accident, car la présence du précipice à cet endroit-là est indépendante d’eux, mais le fait de s’y jeter ou de l’éviter est un fait assumé et non pas un accident. Car de quelque façon qu’ « ils » agissent face au précipice, ils le font en accord avec la façon dont « ils » l’ont perçu, et donc en accord avec eux-mêmes.
Certes, « ils » peuvent ne pas voir le précipice ou le voir trop tard et marcher droit dans le vide. Est-ce qu’on peut dire, dans ce cas aussi, qu’ils agissent en accord avec eux-mêmes, qu’ils sont eux-mêmes ?
En marchant, ils sont eux-mêmes, car cela fait partie de la promenade qu’ils voulaient faire ce matin-là. Mais le fait qu’ils marchent dans le vide et non pas sur la route, et donc le fait qu’ils sont découplés de la réalité, n’est pas en rapport avec leur statut d’agent mais avec leur statut de patient et donc avec le fait qu’ils n’ont pas vu le précipice ou qu’ils l’ont vu trop tard.
On peut, certes, se demander pourquoi ils ne l’ont pas vu ou pourquoi ils l’ont vu trop tard. Parce qu’ils étaient peut-être sous l’emprise d’une pensée ou d’un chagrin ou dans un état d’exaltation. Parce que quelque chose d’autre était présent pour eux ou plus présent que la route sur laquelle ils marchaient.
Le moment où l’on voit une chose est tout aussi important que la chose que l’on voit. Car on voit une chose à un moment donné, et donc en rapport avec notre vie à ce moment là.
Le précipice, par exemple, peut avoir agi sur « leur » rétine, mais la réaction au niveau de la rétine a été trop faible rapportée à l’intensité de la pensée ou du chagrin qui les habitait ou par rapport à l’état d’exaltation qu’ils vivaient. Cette réaction étant faible, le changement produit en eux a été faible et n’a pu conduire à un comportement adapté à la situation.
Car, comme nous avons déjà dit, on se conduit face à une situation en accord avec la façon dont on a perçu la situation. Et par là, on est toujours en accord avec soi-même. Mais cela ne veut pas dire qu’on est toujours en accord avec la réalité autour de nous. Et la raison en est simple : la réalité ne dépend pas de nous, en tant qu’agent, mais de nous en tant que patient.
La distinction entre l’individu en tant qu’agent et l’individu en tant que patient est importante, d’autant que sa valeur n’est pas seulement explicative mais aussi ontologique.
On conclura cette première partie de la discussion en disant ceci : On agit toujours en accord avec soi-même, ce qui veut dire qu’on est nous-mêmes aussi bien dans nos réussites que dans nos échecs. En cas de réussite, on est en accord avec soi et avec la réalité autour de soi, en cas d’échec on est en accord avec soi et en désaccord avec la réalité autour de soi. Mais l’accord ou le désaccord avec la réalité ne dépend pas de nous en tant qu’agent, mais de nous en tant que patient. En tant qu’agent, on est toujours identique à soi-même.
On ne peut parler d’identité au sens ontologique du terme que dans ce dernier cas.
L’identité aristotélicienne, vue comme « une sorte d’unité d’être », soulève le problème du devenir que l’être ne peut assumer qu’en tant qu’identité essentielle, laissant pour compte l’identité accidentelle. Or, personne n’en doute, nous devenons dans les limites de notre être et nous sommes nous-mêmes à chaque moment de notre devenir. C’est ce qui fait d’ailleurs que notre parcours soit unique. Et c’est ce qui légitime en quelque sorte l’idée de destin.




Notes
¹ Des moyens, nous parlons en général en termes quantitatifs. Nous disons ainsi que nous avons assez de moyens ou peu de moyens pour faire quelque chose. De la volonté, nous parlons par contre en termes qualitatifs. Nous disons par exemple que notre volonté de faire quelque chose est forte ou faible. Ou ce qui revient au même que notre désir est fort ou faible.

Bibliographie
Aristote, La Métaphysique, trad. Alexis Pierron et Charles Zévort, Ebrard, 1840
http://fr.wikisource.org/wiki/La_M%C3%A9taphysique_(trad._Pierron_et_Z%C3%A9vort)


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