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les contes du pouvoir
essay [ ]

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by [kerven ]

2005-02-05  | [This text should be read in francais]    | 



Colloque d'ASPE à PAU Oct 001
C'était un colloque international sur le thèmes "Les jeunes et les pouvoirs " Le titre de mon intervention était :

Pouvoir des contes et contes du pouvoir.


Me voilà donc parlant en fin de colloque. Après tant d'interventions brillantes de professeurs éminents qui nous ont régalés je me sentirais Petit Poucet. Mais puisque ce fameux conte a été hélas déjà écrit, je vais en résumer un autre, dont je ne sais d'où il sort, et dans le doute je le ferai mien.
Il était donc une fois un petit bonhomme qui courait en pleine nuit sur un étroit chemin de montagne à la poursuite de la fée qui, d'un coup de baguette, devait lui donner la vraie vie. ( Comme dans tout conte il faut que j'introduise un "mais" ). "Mais" ce petit bonhomme, pour courir encore plus vite, au lieu de tenir devant lui cette lanterne qui le gênait, l'avait suspendue dans son dos. Inutile d'ajouter qu'à la fin du conte je ne le ferai jamais rattraper sa fée dans cette épaisse obscurité et que je l'engloutirai dans un affreux abîme.
Comme pour tous les contes, n'importe qui est libre de donner à cette allégorie l'interprétation qui lui plaira. J'en proposerai une dans le sens de notre colloque:
La jeunesse actuelle poursuit à toute allure ce qu'on lui promet être un monde de progrès, de liberté et d'abondance, mais comme ce monde la force à aller vite, encore plus vite et toujours plus vite, elle ne peut plus trouver le temps de se retourner vers un passé qui éclairerait son chemin. Elle fonce dans un avenir obscur, sans le lent éclairage de l'histoire. Elle est désemparée. Elle a peur, et réduite à zapper son présent comme elle peut.
Bien entendu, si un jeune de notre temps lisait mon conte de la lanterne dans le dos tel que je viens de le raconter ici, il serait au mieux intrigué mais n'y trouverait pas grande signification ni grand intérêt. Â force d'être immergé dans son monde matérialiste et violent il aurait perdu en route les clefs du conte traditionnel, de l'allégorie comme de la métaphore. Si je voulais publier cette histoire l'éditeur me ferait des objections béton :
* Ça ne peut pas intéresser nos jeunes. C'était bon pour les gosses d'antan.
Ils ne liront l'histoire que si le prof l'impose et n'y prendront aucun plaisir.
Donc ce genre de conte ne se vendra pas, donc je n'en veux pas. Point final*
De son point de vue marchand, c'est vrai, il aura en grande partie raison. Mais s'il se risque à ajouter: * d'ailleurs, à notre époque, le conte et sa merveilleuse tromperie n'ont plus court, c'est une forme de pensée morte depuis longtemps.* Alors là nous ne serons plus d'accord.
Je serais tenté de dire a contrario que tous les pouvoirs ne se sont jamais autant servi de la manière, des attributs et de la mécanique mentale des contes pour manipuler l'imaginaire de la jeunesse et des adultes. Si l'on croit le conte traditionnel en perdition complète, avec son sens de la simplification, son raccourci qui le rendait universel, son merveilleux, sa séduction malicieuse, son vagabondage imaginaire, et ses provocations camouflées sous une fin heureuse c'est qu'on ne sait même plus en repérer les formes occultes dans notre société .
Où donc se cache maintenant cette manière d'agir sur le mental ? Qu'est-ce qui serait dans notre quotidien aussi proche de l'esprit et des moyens du conte tout en s'affichant aux antipodes de ses intentions?
Réponse : les manipulations systématiques de notre imaginaire que sont devenues la publicité (principal rouage du profit) et la propagande (nécessaire à toute l'idéologie). Le narrateur ne sera plus la grand-mère près du feu de bois mais la communication de masse et surtout l'image. La pénétration par effraction du merveilleux dans notre subconscient est devenue conditionnement. Tous les moyens du conte traditionnel ont été détournés pour devenir un système redoutable car efficace et occulté de tout pouvoir ; le détournement insidieux de notre imaginaire est maintenant destiné à nous empêcher de rêver autrement qu'utile. Utile à qui? Au ceux qui manipulent, bien entendu.
Publicité et propagande sont ces immenses livres d'image où nos rêves sont pris dans un piège d'autant plus obsédant et pervers qu'il est invisible et qu'il devient de plus en plus difficile de fermer ce livre qui s'ouvre partout : sur les murs, à la télé, dans les tonnes d'écrits et la diarrhée verbale des médias dans la pullulation obsédante de l'image de synthèse, dans ces conteurs industriels rigolards qui s'endorment sur un coffre rempli d'or. La nouvelle poupée de rêve annoncée comme merveilleuse par les tacticiens du Show business montre à nos yeux son image sexy nimbée de lumières et de rayons laser. Elle fera autant rêver garçons et filles que les fées du bon vieux temps. Surtout si c'est une fille pauvre devenue reine de l'Olympe, ou de l'Olympia. Quant à la fée des jeux électroniques elle portera dans le monde jeune des rêves de puissance, de sexe, et de mort au bout de sa mitraillette. A part son arme et ses seins débordants elle est décérébrée, impose ses chemins à l'imaginaire dans son environnement virtuel souvent magnifique où elle raconte et fait partager toujours la même histoire : celui du succès par la mise à mort.
Dans la vie de tous les jours un jeu d'images bien agencé nous fait imaginer que nous volons, thème favori de nos nuit et des contes de fée les plus fous, alors que ce sont nos machines qui volent avec dans leurs entrailles les mêmes délires bons ou mauvais que les hommes qui ne volaient pas, délires si délirants qu'ils s'achèvent contre des tours. L'équivalent de la magicienne, celle qui nous suit partout et du matin au soir, est reproduit à l'infini. C'est cette femme superbe inexpressive et sexy qui nous pousse au désir et s'en prend à nos fantasmes de possession. Son histoire nous arrache au quotidien médiocre, avant que soudain, comme le carrosse de Cendrillon elle ne se transforme en machine à laver. Et le tour est joué. Le transfert s'est fait, comme dans un conte. Mais alors que le conte traditionnel qui en appelle à notre âme d'enfant est faux mais sonne juste, la publicité et la propagande sonnent juste pour dire faux.
Ces histoires rêvées dont nous sommes tous pétris tant nous en avons besoin, ces béquilles du présent, les voilà marchandisées avec une habileté tellement implacable qu'on ne ressentira même plus le moment du transfert menteur. Avant les concerts rassemblant des milliers de jeunes qui se libèrent comme on le leur prétend, la commission spectacle aura étudié minutieusement et scientifiquement la mise en place de son système de conditionnement mental de masse par couleurs, lasers, rythmes, déplacements, gesticulations et convivialité calculée. Ce merveilleux commercial rigoureux pour ne pas dire implacable s'est mis à manipuler de la naissance à la mort l'éternel enfant qui reste en nous. La même perversion va se retrouver dans cet ordinateur qui semble nous passer des bottes de sept lieues alors qu'il nous réduit à ses systèmes, nous cadre dans ses lois. Le rythme de scintillement de son écran va induire celui de nos ondes cérébrales et nous éloigner insensiblement de notre nature profonde, même et surtout quand il prétend nous faire jouer avec lui. Mais il serait trop long d'en parler ici. La belle au bois dormant c'est nous après la prise des divers somnifères de la pub et de la propagande.
Tout n'est pas évidemment tout noir ou tout blanc dans notre monde. L'humain résiste à tout, même aux technologies. Tout n'est pas conditionné et avili pour la communication. Il y a des échappées possibles mais ses sentiers sont étroits tant il faut y mettre le prix. On peut maîtriser, au prix d'une vigilance constante l'outil informatique. Le danger vient seulement de ce qu'un conte de Perrault d'Andersen ou de Grimm s'affirme comme un conte, en nous laissant coller son imagerie de merveilleux comme calque critique sur le monde, alors qu'une publicité et une propagande réussies, sans même parler des images subliminales, nous défoncent à coup de strips pour utiliser un mot de la toxicomanie et prend pouvoir sur nous. Et comme dans toute toxicomanie s'établit l'accoutumance. Et tout ce système ne peut survivre qu'en ignorant ou méprisant le passé pour nous réduire en sujets.
Car le conte du passé libérait souvent l'imaginaire pour la contestation. Il trompait l'attention des pouvoirs absolus qu'étaient la morale théorique et l'église. En quelque sorte, il déconditionnait en douceur. S'il flattait les rois c'était souvent ironique. Il était fondamentalement païen. L'imagerie et le discours du conte à usage de consommation ou de propagande n'ont plus rien de libératoire. Ils ne critiquent en rien la société et nous conditionnent au contraire à elle et à ce qu'ils ont intérêt à nous en montrer.
Cette toxicomanie d'un monde virtuel atteint en profondeur certains enfants fragiles. Les jeux électroniques et les histoires qu'ils font vivre deviennent parfois si obsessionnels qu'ils alimentent maintenant des centres de désintoxication spécialisés. Il n'y a jamais eu de désintoxication des contes ni des conteurs traditionnels mais seulement des sanctions politiques.
Je passe très vite sur l'usage du fantasme dans la propagande idéologique où le juif est devenu l'équivalent de la sorcière avec tous ses attributs de maléfice et de nez crochu, où l'arabe est à l'image de Ben Laden, et notre cher Bush se fait passer de façon tragico-cocasse pour le chevalier adoubé par Dieu et la liberté. Les images de l'effondrement des tours de Manhattan et le visage du maléfique sorcier Ben Laden qui nous sont assénées mille fois pourraient illustrer n'importe quel album, alors que les trente mille enfants qui meurent de faim chaque jour dans le monde, en plus de leur misère souffriront de la malchance que leur mort soit si discrète qu'elle ne fait fantasmer personne. Ils sont des contes mal écrits dans un livre caché.
Continuons donc à courir avec notre jeunesse notre lanterne dans le dos après les fantasmes du progrès, de la libération des peuples ou des lendemains qui chantent. Laissons-nous éternellement conter. Après tout, il suffira de quelques dizaines de millions de morts pour nous faire retomber sur le réel et nous réveiller dans les ruines des fables d'un bonheur promis par des magiciens devenus fous.
Revenons à la jeunesse, cette partie de la population, quelle que soit sa classe ou son niveau intellectuel, qui forme une cible facile au conditionnement et au détournement des rêves. Cette jeunesse dont notre histoire et l'enseignement du passé humain s'éloigne à la vitesse du T.G.V. Cette jeunesse qui, si j'ose dire, s'en laisse facilement conter c'est à dire manipuler. Comme je n'ai pas compétence de sociologue ni d'enseignant et que je me contente d'être un fabriquant attitré d'imaginaire, je me poserai en fin de compte la question qui est le titre de mon intervention:
Peut-on entrer en résistance contre les rêves forcés et systématiques qui tentent de conditionner à tout moment et partout cette jeunesse, grâce à d'autres pouvoirs, d'autres voies que celles de la perversion voulue et organisée de l'imaginaire ? Retrouver la même source que les contes d'antan, restée universelle ? Combler une attente en retrouvant le rôle libérateur et critique du conte de la fable et de l'allégorie ? Comment retourner notre miroir vers la provocation réelle ? Si le petit bonhomme et sa lanterne n'est plus qu'une histoire d'un autre temps dont on a perdu la clef, peut-on refaire à nouveau ce que toutes les époques ont tenté : retrouver dans l'universel humain une symbolique pour son temps. Est-ce que l'art, y compris l'écriture, peut revêtir d'un habillement universel l'événement présent et nos mentalités actuelles, tout en réussissant à se désillusionner sur le clinquant, le mensonge, et les modes de pensées de notre époque ? En d'autres termes, un écrivain qui s'adresse aux enfants ou aux jeune adultes peut-il se marginaliser dans l'écriture sans s'exclure du réel ?
Rude programme. Si cela était, les nouveaux contes, fables et allégories pourraient déboucher sur un champ immense et assez peu fréquenté, celui du politique dans le sens fort du mot, c'est à dire de l'apprentissage de cette lucidité, de cette critique permanente montée des profondeurs de la mémoire collective. On tiendrait sa lanterne loin devant et on marcherait non pas vers mais aux côté de cette fée dont notre temps nous a appris qu'elle n'existe qu'en nous-mêmes. Mais paradoxalement plus on creuserait dans notre imaginaire individuel, plus il véhiculerait d'universel, et plus il approcherait comme dans les contes du passé, d'une certaine sagesse à la lenteur hésitante et à cette apparente légèreté dont manquent terriblement nos temps lourds de violence et de doute.
Contrairement à la publicité et à la propagande elle aurait pour objet de retrouver le réel dans toutes ses contradictions et ses mensonges occultes mais ne prétendrait donner aucune directive ou réponse en lieu et place du jeune lecteur. Un éclairage différent de son monde suffirait. Le livre en glissant vers une symbolique inattendue deviendrait politique sans idéologie. Car il ne s'agit pas de remplacer un bourrage de crâne social par un bourrage de crâne littéraire.
Comme j'essayais de proposer ces idées à une assemblée de bibliothécaires, l'une d'elles me répliqua. "Vous pouvez toujours y aller. Même s'ils vous lisent, nos enfants et nos ados le feront comme ils regardent leur télé. Il ne leur en restera rien parce qu'ils sont vides." Ce mot m'a fait mal mais ne m'a pas désespéré. J'ai eu l'impression que les enfants dont elle me parlait n'étaient pas plus vides que ne l'étaient les petits paysans incultes du siècle passé. Ils étaient seulement enfermés les uns et les autres dans la vision simpliste du monde qui leur était imposée. Qui sait si une autre vision les toucherait ? Si un rêve libre pourrait déconditionner du rêve organisé ?
A cette question je ne donnerai pas de réponse dogmatique. Je n'en ai pas plus que mes bouquins n'en ont. J'ai tenté le coup avec une quarantaine de livres et on me lit. Si ce n'est pas une preuve, que ce soit au moins une consolation pour l'ouvrier de l'imaginaire que je suis depuis si longtemps, avec ma petite lanterne à bout de bras.

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