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Caucase
prose [ ]

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by [durance ]

2005-06-19  | [This text should be read in francais]    | 



Caucase
I. Bounine

Après être venu à Moscou je me suis caché comme un voleur dans un petit hôtel qui était situé dans la ruelle près d’Arbat. Enfermé, je passais mon temps tenaillé par l’angoisse en attendant les rendez-vous avec elle. Pendant tous ces jours-là elle n’est venue chez moi que trois fois et chaque fois elle entrait pressée en me disant : « Je ne peux rester avec toi que quelques instants... ».Elle était pâle, émue et belle, pâle à ravir comme une femme amoureuse ; sa voix était serrée. Ayant jeté son parapluie n’importe où, elle se hâtait de monter sa voilette et de m’embrasser. Tout ça me remplissait d’une douleur et d’une joie bouleversantes.
« Il me semble, disait-elle, qu’il me soupçonne déjà, qu’il sait même quelque chose ; peut-être, avait-il lu une de vos lettres, était-il parvenu à trouver une bonne clé pour ouvrir mon bureau… Il me semble qu’il est capable de tout, cruel et pétri d’amour propre comme il est. Un jour, il m’en a averti en disant que rien ne l’empêcherait de défendre son honneur, son honneur de mari et d’officier. Pour le moment il épie chacun de mes pas et donc, pour que notre projet réussisse je dois être très, très prudente. Influencé par l’ impossibilité dans laquelle je suis de me passer du sud , de vivre sans la mer, il est déjà d’accord de me laisser partir. Mais je vous supplie : pour l’amour de Dieu, soyez patient ! »
Notre projet était insolent : prendre le même train vers la côte du Caucase et y trouver un endroit désert pour y passer trois, quatre semaines. Je connaissais bien ce littoral ; à l’époque, jeune et seul, je me reposais quelque temps près de Sotchi et je n’oublierai jamais les soirées d’automne, les cyprès noirs à côté des vagues grises, froides… Et elle devenait pâle quand je lui disais : « cette fois-ci, j’y serai avec toi, dans la jungle des montagnes, sur le bord de la mer tropicale… » C’était tellement miraculeux, ce bonheur, que jusqu’au dernier instant nous avions du mal à y croire.
A Moscou il pleuvait, il faisait froid, on aurait dit que l’été était parti et ne reviendrait plus, il faisait gris, les parapluies et les toits dressés et tremblants des calèches rendaient les rues noires et brillantes. Et le soir de mon départ était horrible et sombre. J’allais à la gare, l’âme remplie d’inquiétude et de froid. J’enfonçai mon chapeau et, ayant caché mon visage dans le col, je courai à travers la gare vers le quai.
Dans un petit compartiment de première classe que j’avais réservé, j’entendais la pluie tomber sur le toit. Je me hâtai de baisser les rideaux, je payai le service au porteur et dès qu’il fut sorti en s’essuyant les mains mouillées avec son tablier blanc, je fermai la porte à clé. Après j’entrouvris le rideau et restai immobile en observant la foule qui allait et venait avec ses bagages le long du wagon à peine éclairé. Pour ne pas me heurter à elle accompagnée par son mari nous avions convenu de l’heure : moi, je viendrai à la gare le plus tôt possible et elle, le plus tard possible. Il était déjà l’heure de leur arrivée .Ils n’étaient pas là. Mon attente devenait encore plus tendue. On sonna la deuxième fois. Et si elle ne venait pas ? si au dernier moment il avait refusé de la laisser partir ? Soudain je les vis. J’étais frappé par sa stature, sa casquette d’officier, sa capote élégante et sa main gantée de velours qui la soutenait. J’ai reculé et je me suis caché dans le coin du divan. Je me le représentais dans le wagon d’à côté, je le voyais entrer avec elle, vérifier si elle était installée confortablement. A l’ instant il enlevait son gant et sa casquette pour l’embrasser et pour la bénir… On entendit sonner une troisième fois, ce qui m’assourdit. Après le départ du train l’engourdissement m’envahit. Le train roulait plus vite, en se balançant, en brinquebalant, puis, ayant retrouvé son équilibre, il alla à toute vitesse…Le conducteur l’accompagna dans mon compartiment et déplaça ses bagages. Ma main était toute froide quand je fourrais un billet de dix roubles dans la sienne.
Après être entrée elle n’avait pas même la force de m’embrasser, elle fit seulement un effort pour me sourire d’un air pitoyable en se mettant sur le divan et en enlevant son chapeau.
« Je ne pouvais point dîner, disait-elle. Je pensais que je ne pourrais pas jouer ce rôle terrible jusqu’au bout. J’ai très soif. Donne-moi du Narzan », dit-elle, en me tutoyant pour la première fois. « Je suis sûre qu’il me recherchera. Je lui ai donné deux adresses, Gueléndgic et Gagry. Et donc, il sera à Gueléndgic dans trois ou quatre jours… Mais qu’il fasse comme il veut, mieux vaut mourir qu’endurer ces souffrances… »
Le matin il y avait du soleil dans le couloir, il y faisait très chaud ; dans les toilettes on sentait l’odeur du savon, de l’eau de Cologne et tout ce que l’on sent dans le wagon du matin. Derrière les vitres chaudes et couvertes de poussière il y avait la steppe toute plate, brûlée par le soleil ; on voyait des larges routes poussiéreuses , des charrettes traînées par des bœufs. Les cabines ferroviaires défilaient rapidement ainsi que les petits jardins décorés par le jaune et le rouge foncé des tournesols et des mauves … Puis se présentaient l’espace éternel des vallées nues avec des tertres et des sépulcres, le soleil brûlant,insupportable, le ciel tel un grand nuage de poussière,et enfin, apparaissaient les premières montagnes, vues illusoires, à l’horizon.
Elle lui envoya des cartes postales de Gueléndgic et de Gagry en annonçant qu’elle hésitait encore à choisir où s’installer.
Ensuite nous descendîmes le long de la côte vers le sud.
Nous trouvâmes un endroit désertique, envahi par des forêts épaisses de platanes, de broussailles fleuries, d’acajous, de magnolias, de grenadiers mélangés avec les éventails des palmiers et des cyprès noirs.
Je me réveillais très tôt, elle dormait encore. Avant notre petit thé, vers sept heures, je grimpais les collines pour me promener dans la forêt épaisse. A cette heure-là, le soleil joyeux brillait, vif et intense. Dans la forêt, on voyait le brouillard bleu clair disparaître en fondant doucement dont l’odeur m’émerveillait. Derrière les sommets forestiers lointains luisait la blancheur éternelle des montagnes… En rentrant, je traversais le marché ardent de soleil du village d’à côté de chez nous qui sentait le fumier séché sortant des cheminées. Là, le commerce battait son plein. Il y avait tellement de gens, de chevaux de selle, d’ânes, que l’on ne pouvait poser pied à terre. Chaque matin, les nombreux montagnards de différentes tribus y arrivaient. Les Circassiennes marchaient gracieusement, emmitouflées en noir de la tête aux pieds, chaussées d’escarpins rouges, jetant craintivement des regards rapides que le noir de leurs vêtements laissait parfois voir.
Ensuite, nous allions au bord de la mer habituellement désert. Nous nous baignions puis nous restions couchés jusqu’au petit déjeuner, invariable : poisson frit sur le gril, vin blanc, noisettes et fruits. Des rayons de soleil chauds et joyeux pénétraient à travers les volets dans l’obscurité de notre petite maison couverte de tuiles.
Quand la chaleur diminuait, nous ouvrions la fenêtre et la bande de mer visible à travers les cyprès situés sur la pente au-dessous de notre maison devenait violette et reposait si calme, si paisible qu’elle engendrait l’espoir que cette sérénité, cette beauté seraient éternelles.
Au coucher du soleil s’entassaient des nuages impressionnants. Leur flamboyance était tellement merveilleuse qu’elle la faisait s’allonger sur le canapé, le visage caché sous l’écharpe en gaze, et déplorer ces deux, trois semaines qu’il lui restait et l’inévitable retour à Moscou !
Dans les nuits douces, noires et obscures planaient, scintillantes, des lucioles tirant sur le topaze et des rainettes tintaient comme des clochettes en verre. Lorsque les yeux s’habituaient au noir, on voyait les étoiles et les crêtes des montagnes et au-dessus du village se dessinaient les arbres que nous n’apercevions pas quand il faisait jour. Et toute la nuit on entendait le tambour résonner sourdement depuis le dukhan et la voix de gorge désespérée et heureuse chantait mélancoliquement le même air, en apparence.
Non loin de chez nous, dans le ravin côtier descendant de la forêt à la mer, la petite rivière transparente coulait vite en sautant d’une pierre à une autre. Qu’il était adorable son éclat en se brisant, dans une étincelle à l’heure mystérieuse où la lune l’observait au-delà des forêts et des montagnes, pareille à un être irréel.
Parfois les nuits apportaient de terribles nuages venus des montagnes. L’orage éclatait et dans l’obscurité de cercueil de la forêt se découvraient des abîmes verts et magiques. Dans les cieux éclataient des tonnerres antédiluviens. Les aiglons réveillés piaillaient, la panthère rugissait, les chacals jappaient… Une fois la lumière de notre fenêtre attira toute leur meute. Les nuits orageuses les faisaient s’approcher des logis. Nous ouvrîmes la fenêtre et les observions d’en haut : ils étaient sous l’averse brillante et jappaient pour entrer… Elle pleurait de joie en les regardant.
Il la recherchait à Gueléndgic, à Gagry, à Sotchi. Le lendemain matin de son arrivée à Sotchi il se baigna dans la mer, se rasa, mit des sous-vêtements propres, une tunique blanche comme la neige. Il prit le petit déjeuner dans son hôtel assis sur la terrasse du restaurant,vida une bouteille de champagne, but du café à la chartreuse, fuma doucement une cigare. Puis il rentra dans sa chambre, s’allongea sur le divan et visa ses tempes avec deux revolvers.



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