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Tire-à-Blanc
prose [ ]

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by [Miruna Tarcau ]

2008-02-28  | [This text should be read in francais]    | 



Débarqué de l’avion après une heure et demi de vol en provenance de Montréal, Mihal ressent presque aussitôt la chute de température, d’un été indien prolongé dans la métropole à l’habituel hiver précoce de Sept-Îles. L’agitation de cet aéroport qu’il aurait cru plus désert le surprend. Il est vrai que les distances sont longues par voie terrestre au Québec : sans doute tous ces gens ont-ils préféré, comme lui, un moyen de transport plus coûteux aux interminables autoroutes qui traversent les forêts du Nord.
C’est une expérience qu’il a déjà tentée : seize heures de route au cours desquelles la noirceur de la nuit succédait aux arbres qui défilaient les uns après les autres et, après la nuit, le blanc épais de la brume matinale recouvrait un paysage autrement monotone. Il en a retiré –comme de toute expérience qu’on croit inutile sans qu’elle ne le soit réellement- plusieurs sentiments quelques peu contradictoires. Avant tout, un vague sentiment de désolation face à l’espace bêtement gaspillé par la présence d’arbres, émotion qu’ont dû également ressentir les colons en découvrant pour la première fois le terrain qu’ils devraient défricher; ensuite, l’isolement de ces régions du Nord qu’on néglige un peu, et dont souvent on ignore l’existence, réduisant le Québec à la région de Montréal et à sa capitale dans le subconscient collectif; et enfin la joie égoïste de se retrouver seul, celle-là même qu’il ressent et recherche sans le savoir dans son travail de navigateur.
Il lui faut attendre encore quarante-cinq minutes pour arriver au taxi, puis moins d’une demi-heure pour atteindre le port où l’attend le bateau sur lequel il travaillera pour le prochain mois à venir. Le départ est prévu pour six heures du matin. Il n’a donc qu’une demi-heure pour s’installer, visiter le paquebot, rencontrer l’équipage et calculer une dernière fois la durée du voyage, en veillant à ce qu’ils suivent bien le trajet le plus court jusqu’à destination. Ces départs agités ne le stressent plus autant qu’avant. À présent, après cinq ans passés à Montréal et une relation amoureuse qui a probablement précipité l’apprentissage de la langue, il maîtrise aussi bien le français que l’anglais, c’est à dire assez bien pour se faire comprendre. Ses collègues de travail décèlent souvent chez lui un air d’étranger avant même qu’il n’ouvre la bouche, quoique peu d’entre eux arrivent à coller le bon pays à son accent.
« Roumain? Bulgare? Hongrois?
–Russe. »
Passée cette habituelle conversation, il se présente et malgré son jeune âge, on ne remet généralement pas en question ses compétences en matière de navigation. Voilà déjà quelque temps qu’il a rejoint le marché du travail et qu’il effectue de cinq à huit fois par an un voyage tel que celui-ci. Bateaux de croisière ou de marchandises, des grandes pétrolières aux liners de plaisance, il varie autant que possible les types d’embarcation et leur destination pour éviter de sombrer dans la routine.
Les cinq premiers jours se passent bien. On avance à un bon rythme et le risque de croiser de trop près une autre embarcation marchande est maintenu à un assez bas niveau. Sur l’Atlantique, il fait encore trop froid pour se promener sur le pont plus de quelques minutes à la fois; il reste plus d’une semaine avant d’atteindre la mer des Caraïbes. En attendant, Mihal passe la majorité de son temps libre à bavarder avec le second capitaine, le maître d’équipage et le chef mécanicien, M. Laroche. Un soir, c’est lors d’une discussion avec ce dernier qu’il se rend compte jusqu’à quel point l’organisation humaine sur un navire rappelle celle de la société : la hiérarchie qui créé un certain rapport d’autorité, la séparation des « classes » suivant l’importance de la fonction et des connaissances de chacun; d’un côté les officiers, de l’autre les personnels d’exécution. Et, comme dans tout groupe social, il existe également des parias. M. Laroche se plaint notamment du nettoyeur de machine car selon lui, il génère un mauvais climat de travail parmi les mécaniciens –il a d’ailleurs reçu plusieurs plaintes à son égard. Lorsque Mihal lui demande pourquoi, son collègue de travail est visiblement gêné d’évoquer la raison véritable qui pousse les matelots, les électriciens, le cuisinier et même le garçon de service à fuir l’infortuné nettoyeur.
« C’est que… Il est tout le temps déprimé, y pue, y se lave pas, y parle pas… Pis y’a cette rumeur qui donne pas vraiment envie d’aller sympathiser avec lui non plus…
–Quelle rumeur?
–T’as pas entendu comment qu’on l’appelle? Ils l’ont surnommé Tire-à-blanc. Ça, c’est parce qu’à ce qui paraît, il aurait fait jusqu’à date trente-sept tentatives de suicide.
–Trente-sept! »
Cette information lui fait l’effet d’une douche froide. De deux choses l’une : soit cet homme est extrêmement chanceux, soit au contraire il est poursuivi par la malchance.
« Et… quelqu’un sait pourquoi? hasarde-t-il.
–Aucune idée. Une rumeur, je t’ai dit. »
La conversation s’arrête là, mais le lieutenant navigateur est soudain pris d’une curiosité malsaine envers cet homme qui a souhaité provoquer sa propre mort autant de fois, et que la mort semble décidée à ne pas emporter. En descendant aux machines, il apprend que Tire-à-blanc a déjà fini sa journée et qu’il passe toutes ses soirées sur le pont. Après avoir enfilé son manteau de tweed brun, Mihal se lance à sa recherche en faisant mine de profiter du grand air. Sur l’océan, l’eau noire se confond au ciel et les seules lumières qui éclairent ses pas sont celles du château et de la salle des machines. Il déambule seul ainsi sur le pont pendant plusieurs minutes avant d’apercevoir une grande forme massive appuyée contre la passerelle. Il devine sans grande difficulté qu’il s’agit du nettoyeur. C’est un Amérindien dans la quarantaine, bien bâti, à l’aspect négligé et aux cheveux coiffés en deux longues tresses noires. Malgré sa force apparente, son regard est animé d’une expression terne de faiblesse et d’abattement qui suggèrent l’enfant battu. Il semble perdu dans sa contemplation de l’eau dont il sent la présence plus qu’il ne la voit.
Mihal s’approche de lui avec précaution, de crainte peut-être qu’il n’attende le moment opportun pour enjamber cette passerelle et se laisser tomber dans l’océan. Il s’arrête à un peu plus d’un mètre de lui et se tourne pour regarder la mer. Il essaie de l’aborder sans trop de préjugés, mais il ne peut s’empêcher de repenser aux paroles du chef mécanicien. C’est vrai qu’il sent la sueur. En silence, il lui tend une cigarette, qu’il l’accepte.
« Tu veux savoir si c’est vrai? » lui demande Tire-à-blanc.
Mihal feint instinctivement la surprise.
« Pas la peine de faire semblant. Je sais comment on m’appelle, ici. J’ai l’habitude.
–C’est que… »
À cet instant, il ressent une gêne similaire à celle qui empêchait M. Laroche de parler ouvertement du problème de son nettoyeur. Car le suicide n’est pas un problème qu’on aborde avec la même aisance qu’un casier judiciaire ou un passé d’alcoolique.
« Je me demandais comment quelqu’un a pu en arriver là… autant de fois… » demande-t-il maladroitement tout en lui tendant son briquet.
Tire-à-blanc allume sa cigarette d’un air absent. Le halo de feu illumine son visage un court instant, ce qui rappelle étrangement à Mihal le moment où les acteurs fument le calumet de la paix, dans les vieux films de cow-boy. La flamme s’éteint plusieurs fois, soufflée par la brise marine. Un moment s’écoule avant qu’il ne commence à parler.
« Un matin, quand j’avais cinq ans, mon père est parti à la pêche et a laissé ma mère s’occuper seule de moi et de mon petit frère Nayati. Elle avait dressé la table pour le petit déjeuner, Nayati avait été placé dans sa chaise haute, parce qu’il n’avait qu’un peu plus qu’un an, et moi, j’étais assis et je mangeais tranquillement mes œufs, quand quelqu’un est venu frapper à la porte d’entrée. Ma mère s’est levée et m’a dit de surveiller mon petit frère. Elle n’a discuté avec le voisin que cinq minutes tout au plus, ça a dû lui paraître court. Pendant ce temps-là, Nayati s’étouffait avec un morceau de lard. J’ai regardé mon petit frère mourir devant mes yeux, je ne pouvais rien faire, ni bouger, ni crier; paralysé par la peur, j’ai arrêté de manger mes œufs et j’ai attendu que ma mère revienne. Elle m’avait dit de le surveiller, c’est ce que j’ai fait, et il est mort. Dans les trois ans qui ont suivi, mon père n’a pas cessé de me rappeler mon erreur et de reporter sur moi le blâme de sa mort : je n’étais bon à rien, égoïste, négligeant, mauvais. À huit ans, j’ai mis le feu à la maison en espérant y brûler. Je me suis évanoui, on m’a trouvé et on a ainsi fait échouer ma première tentative de suicide. »
Mihal tressaille en associant malgré lui dans son esprit la fumée qui s’échappe de leurs cigarettes à celle de l’incendie qui a failli emporter Tire-à-blanc enfant.
« Ça n’a pas arrangé ma relation avec mon père. Il s’est mis à me battre de plus en plus souvent, surtout quand il était saoul. Ma mère est morte d’un cancer quand j’avais onze ans. À cette époque, mon oncle venait me voir de plus en plus souvent et disait s’inquiéter pour moi. J’aurais peut-être pu trouver en lui un réconfort à ma situation familiale troublée, si seulement il n’avait pas été pédophile. Inutile de préciser que mes résultats à l’école étaient lamentables. Le matin, je me faufilais dehors le plus tôt et le plus vite possible, sans avoir pris la peine de manger –d’ailleurs depuis la mort de Nayati, je n’ai plus jamais déjeuné. Les autres enfants me fuyaient, comme les mécaniciens me fuient maintenant et pour les mêmes raisons : personne n’aime ceux qui s’enferment dans la solitude et le désespoir. Le soir, je redoutais le moment où mon père revenait du bar, et plus encore le moment où mon oncle venait dans ma chambre pour me raconter des histoires. J’ai essayé de fuir, mais comment peut-on faire une fugue quand on vit dans une réserve? J’ai essayé de mourir, mais la mort n’a pas voulu de moi. Je me suis ouvert les veines et mon corps habitué aux coups a vite cicatrisé; j’ai bu un soir à douze ans toute la réserve de vodka de mon père, et j’y ai survécu; je suis sorti l’hiver nu dans la forêt et je me suis jeté dans un lac qui n’était pas encore gelé, et on m’a repêché. On ne peut pas me reprocher de n’avoir pas assez essayé… c’est la seule entreprise que j’ai jamais autant tenu à réaliser dans ma vie, et comme toutes les autres, elle aussi a échoué. »
Saisi de pitié pour cette pauvre victime dédaignée par le Faucheur, Mihal détourne son regard de son interlocuteur et jette distraitement sa cigarette consumée dans l’océan.
« Alors, je me suis tourné vers la seule alternative que je voyais à la mort –la drogue. Ça a commencé par les vapeurs d’essence, ce qui était assez commun dans les réserves chez les jeunes qui n’ont pas les moyens de se procurer quelque chose de plus fort. À seize ans, j’ai quitté l’école et je suis allé travailler en ville, à Baie-Comeau. Devenu cocaïnomane, puis héroïnomane, j’avais échappé à mon père mais je m’étais entouré d’un réseau de connaissances plus violent encore. À vingt ans, je suis tombé amoureux et je me suis réfugié deux mois dans un mariage passionnel qui n’était pas fait pour durer. Elle a repris la drogue et s’est mise à me tromper, puis c’est elle qui a eu plus tard la garde de notre fils. Les rares moments où j’étais sobre, j’allais les voir et j’essayais quand même de m’impliquer au moins un peu dans la vie de mon garçon. J’ai beaucoup regretté de ne pas l’avoir vu grandir. C’est à lui que j’ai adressé ma seule note de suicide… la balle a traversé ma poitrine sans toucher aucun organe vital, ce qui pour ma part n’était déjà plus tellement surprenant, considérant ma malchance… Les visites chez mon fils n’avaient rien d’une consolation : en grandissant, il est devenu aussi violent que son grand-père. Il a été envoyé en prison pour m’avoir battu avec une batte de base-ball, je ne l’ai plus revu depuis.
Après cela, le cercle vicieux de la drogue et de la dépression m’a entièrement avalé. Je me piquais pour oublier ma peine et retombais dans la dure réalité seulement quelques heures plus tard. Quand je n’avais plus d’héroïne et plus d’argent pour en acheter, j’essayais de me tuer et j’atterrissais à l’hôpital, aux soins de docteurs qui s’empressaient de m’expédier en désintoxication. Là-bas, ils me refilaient au département psychiatrique qui m’obligeait toujours à m’enfoncer dans les problèmes de mon enfance sans jamais m’aider à les surmonter. On me donnait des drogues légales, puis quand on considérait que j’étais guéri, on me relâchait dans la nature où je m’empressais de rejoindre mon ancien groupe d’amis et de reprendre des drogues…
–Mais alors, comment t’es arrivé ici, sur ce bateau? s’étonne Mihal, sentant qu’il ne pouvait plus s’abstenir de commentaires plus longtemps.
–C’est après ma trente-septième fois, en thérapie, j’ai rencontré un nettoyeur qui a déjà fait le voyage jusqu’en Australie. Les médecins ont recommandé que je m’éloigne de Baie-Comeau, alors j’ai suivi une formation et on m’a engagé.
–La chance te sourit peut-être finalement… ça peut être l’occasion pour toi de recommencer une nouvelle vie, de devenir quelqu’un d’autre. »
Le nettoyeur secoue doucement la tête.
« Où que j’aille, je serai toujours Tire-à-blanc. Si moi je peux encore changer, ce dont je doute fort, les gens autour de moi ne changeront jamais, eux. Ils me traiteront toujours de la même façon. »
Avec un sourire triste, l’Amérindien regarde une dernière fois l’Atlantique et sans saluer le navigateur, il retourne dans sa cabine de nettoyeur des machines pour se coucher, jetant sa cigarette dans une poubelle au passage. Mihal ne sait trop quoi penser de son histoire. Il envisage un instant la possibilité qu’il ait tout inventé pour nourrir la rumeur et attirer l’attention, car sinon, pourquoi ne se serait-il pas déjà jeté du haut du pont? Il rejette cependant presque aussitôt cette hypothèse, pensant avec tristesse que nul n’aurait pu volontairement s’imaginer une telle vie. Il en conclut donc que le nettoyeur a dû subir la pire défaite qui soit, c’est-à-dire celle de n’avoir plus aucun contrôle sur son sort, ce que même les condamnés à mort ont encore lorsqu’ils choisissent de se tuer avant leur heure. Ce que recherche Tire-à-blanc en fait, plus que la mort, c’est la liberté.

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