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La peau de chagrin
prose [ ]

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by [Honoré_de_Balzac ]

2010-05-25  | [This text should be read in francais]    |  Submited by Dolcu Emilia



V

Vous êtes-vous déjà lancé dans l’immensité de l’espace, en lisant les œuvres géologiques de M. Cuvier ? Avez-vous jamais ainsi plané sur l’abîme sans bornes du passé, comme soutenu par la main d’un enchanteur ?
En découvrant de tranche en tranche, de couche en couche, sous les carrières de Montmartre ou dans les schistes de l’Oural, ces animaux dont les dépouilles fossilisées appartiennent à des civilisations antidiluviennes, l’âme est effrayée d’entrevoir des milliards d’années, des millions de peuples dont la faible mémoire humaine, dont la puissante tradition divine n’ont pas tenu compte, et dont la cendre, poussée à la surface de notre globe, y forme les deux pieds de terre qui nous donnent du pain et des fleurs.
M. Cuvier n’est-il pas le plus grand poète de tout notre siècle/… Lord Byron a bien reproduit par des mots quelques agitations morales ; mais notre immortel naturaliste a reconstruit des mondes avec des os blanchis, a rebâti comme Cadmus, des cités avec des dents, a repeulé mille forêts de tous les mystères de la zoologie avec quelques fragments de houille, a retrouvé des populations de géants dans le pied d’un mammouth… Ces figures se dressent, grandissent et meublent les anciens jours évanouis. Il est poète avec des chiffres, sublime en posant un zéro près d’un sept. Il réveille le néant sans prononcer des paroles grandement magiques. Il fouille une parcelle de gypse, y aperçoit une empreinte, vous crie :
- « Voyez !... » Et alors il déroule des mondes, animalise des marbres, vivifie la mort et fait arriver le genre humain, si bruyamment insolent après d’innombrables dynasties de créatures gigantesques, après des races de poissons et de mollusques…
Et c’est vous qu’il institue poète !... vous hommes chétifs, nés d’hier, mais dont le regard rétrospectif peut composer des poèmes sans limites, une sorte d’Apocalypse rétrograde.
Alors, en présence de cette épouvantable résurrection due à la voix d’un seul homme, la miette dont nous sommes usufruitiers dans cet infini sans nom, commun à toutes les sphères, et que nous avons nommé Le Temps, cette minute de vie nous fait pitié. Alors, nous nous demandons, écrasés que nous sommes sous tant d’univers inconnus et en ruines, à quoi bon nos gloires, nos haines, nos amours ? …Et si, pour devenir un point intangible dans l’avenir, la peine de vivre doit s’accepter ?... Déracinés du présent, nous sommes morts jusqu’à ce que notre valet de chambre entre et vienne nous dire :
- Monsieur, Madame la comtesse a répondu qu’elle vous attendait ce soir…
Les merveilles dont l’aspect venait de présenter au jeune homme toute la création connue mit dans son âme l’abattement que produit chez le philosophe la vue scientifiques des créations inconnues.
Souhaitant plus vivement que jamais de mourir, il tomba sur une chaise curule, en laissant errer ses regards à travers les fantasmagories de ce panorama du passé. Alors, les tableaux s’illuminèrent, les têtes de vierge lui sourirent, et les statues se colorèrent d’une vie trompeuse. A la faveur de l’ombre, et mises en danse par la fiévreuse tourmente qui fermentait dans son cerveau brisé, toutes ces œuvres s’agitèrent et tourbillonnèrent devant lui. Chaque magot lui lança une grimace. Les yeux des personnages représentés dans les tableaux, remuèrent en pétillant. Chacune de ces formes frémit, sautilla se détacha de sa place, gravement légèrement, avec grâce ou brusquerie selon les mœurs, son caractère et sa contexture. Ce fut un mystérieux sabbat digne des fantaisies entrevues par le docteur Faust sur le Brocken.
Mais, ces phénomènes d’optique enfantés, soit par la fatigue ou par la tension des forces oculaires, soit par les caprices du crépuscule, ne pouvaient guère effrayer l’inconnu. Les terreurs de la vie étaient impuissantes sur une âme familiarisée avec les terreurs de la mort. Il favorisa même, par une sorte de complicité railleuse, les bizarreries de ce galvanisme moral, dont les prodiges s’accouplaient aux dernières pensées à la faveur desquelles il évoquait sa triste existence…
Un silence effrayant régnait autour de lui ; de sorte que, bientôt, il s’aventura dans une douce rêverie, dont les impressions, graduellement noires, suivirent, de nuance en nuance et comme par magie, les lentes dégradations de la lumière.
Une lueur prête à quitter le ciel ayant fait reluire un dernier reflet rouge en luttant contre la nuit, il leva la tête et vit un squelette à peine éclairé qui, le montrant du doigt, pencha dubitativement le crâne de droite à gauche, comme pour lui dire :
- Les morts ne veulent pas encore de toi !...
En passant la main sur son front, pour chasser le sommeil, le jeune homme sentit distinctement un vent frais produit par je ne sais quoi de velu qui lui effleura les joues… Il frissonna. Mais les vitres ayant retenti d’un claquement sourd, il pensa que cette caresse froide et digne des mystères de la tombe lui avait été faite par quelque chauve-souris.
Pendant un moment encore, les vagues reflets du couchant lui permirent d’apercevoir indistinctement les fantômes dont il était entouré. Puis, toute cette nuance morte s’abolit dans une même teinte noire.
La nuit, l’heure de mourir étaient subitement venues…
Il se passa, dès ce moment, un certain laps de temps, pendant lequel il n’eut aucune perception claire des choses terrestres, soit qu’il se fut enseveli dans une rêverie plus profonde, soit qu’il eût cédé à la somnolence provoquée par ses fatigues et par la multitude des pensées qui lui déchiraient le cœur.
Mais, tout à coup, il crut avoir été appelé par une voix terrible comme lorsque nous sommes précipités dans un abîme par quelque brûlant cauchemar. Il ferma les yeux, ébloui par un rayon de lumière…
Il vit briller au sein des ténèbres une sphère rougeâtre dont le centre était occupé par un petit vieillard qui se tenait debout et dirigeait sur son visage la clarté d’une lampe. Il ne l’avait entendu ni venir, ni parler, ni se mouvoir…
Cette apparition eut quelque chose de magique. L’homme le plus intrépide, surpris ainsi dans son sommeil, aurait sans doute tremblé devant ce personnage extraordinaire qui semblait être sorti d’un sarcophage voisin.
La singulière jeunesse qui animait les yeux immobiles de cette espèce de fantôme empêchait l’inconnu de croire à des effets surnaturels. Néanmoins, pendant le rapide intervalle qui sépara sa vie somnambulique de sa vie réelle, il demeura dans le doute philosophique recommandé par Descartes, et fut alors, malgré lui, sous la puissance de ses inexplicables hallucinations, dont notre fierté repousse les mystères ou que notre science impuissante tâche en vain d’analyser.


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